L’espoir fait vivre
Tout cela pour si peu !
En 2005, Sébastien Fath, sociologue français spécialiste du protestantisme contemporain, signalait en effet que, malgré les campagnes d’évangélisation, les implantations d’églises, et les plans et objectifs ambitieux, les vagues espérées de conversions en francophonie après la Deuxième Guerre mondiale sont restées un espoir sans lendemain.5 Ces rassemblements ont parfois, sans aucun doute, des effets positifs sur les églises elles-mêmes, mais ils n‘aboutissent pas en général à la croissance visée. Doit-on espérer un résultat différent pour le Festival de l’espoir du 27 septembre ?
Un Évangile hors contexte
L’une des raisons souvent avancées pour expliquer l’inefficacité de ces rassemblements est leur manque d’adaptation culturelle. Lors de la campagne de Franklin Graham au Soudan du Sud en 2012, Fath le constatait. « Quasiment aucune référence particulière n’est faite à la société du Soudan du Sud dans la prédication, qui aurait pu être prononcée de la même manière en Alaska ou à Tokyo ».6 La prédication de Billy Graham à l’Eurofest ‘75 avait suscité une critique similaire.7 Parmi les orateurs principaux de l’évènement, on ne comptait d’ailleurs aucun Européen !8
Ce manque de contextualisation demeure caractéristique de l’évangélisme belge, toujours largement tributaire des pratiques et des conceptions étrangères, souvent anglophones. Il est pourtant urgent de s’adapter alors que se répandent en Europe des thèses pseudochrétiennes politiques et nationalistes, souvent en provenance des États-Unis, qui prônent parfois même le recours à la violence.9
Un orateur controversé
Si le Festival de l’espoir enthousiasme de nombreuses églises, le choix de Franklin Graham comme orateur ne fait pourtant pas l’unanimité. Certaines églises belges ont d’ailleurs préféré ne pas s’associer à l’évènement. En effet, malgré son travail souvent salué pour la Samaritan‘s Purse, Franklin Graham accumule depuis les années 90 maladresses, dérapages, insultes même, au point qu’on lui reproche de porter préjudice tant à l’image de son père qu’à la réputation de la BGEA.10
Quelques exemples parmi une longue liste suffisent.11 Depuis longtemps les critiques fusent à propos de son cumul de deux salaires à temps plein — l’un à la BGEA, l’autre à la tête de la Samaritan’s Purse — pour dépasser le million de dollars par an.12 Autre exemple, Franklin Graham n’a pas hésité à accuser Obama d’être musulman, en se rétractant, par la suite, et à demi-mot seulement.
Le plus préoccupant pour de nombreux observateurs est le parti-pris sans cesse médiatisé de Franklin Graham pour la droite républicaine chrétienne radicale depuis des décennies et, depuis 2015, pour Trump en particulier. Franklin Graham voit en Trump le sauveur de l’Amérique et se montre souvent publiquement acerbe envers ceux qui ne partagent pas son choix.13 Il n’a ainsi pas hésité à comparer à Judas ceux qui ont soutenu la procédure en destitution de Trump en 2021. Il a été jusqu’à suggérer que ceux qui s’opposaient à Trump lors de son premier mandat étaient sous influence diabolique ! 14 Il approuve également la politique migratoire de Trump, qu’il ne trouve pas problématique puisque, selon lui, l’immigration « n’est pas une question biblique ». La BGEA prêche le besoin de repentance des adultères. Interrogé pourtant sur les relations adultères de Trump, qu’il n’a pas toujours cachées, Franklin Graham a répondu que ce n’était pas à lui à jeter la première pierre. « Nous sommes tous pécheurs », a-t-il déclaré. Déclaration surprenante dans le chef de quelqu’un qui parcourt le monde pour appeler les gens à la repentance. Deux poids, deux mesures ?
Offrir une tribune à un partisan d’une politique du mensonge, de l’exploitation et de l’indifférence, n’est-ce pas de la part du Synode prendre le risque de banaliser une telle politique ?

Seul compte le message apolitique de l’Évangile
Face aux critiques, le Synode a répondu que Franklin Graham ne parlera pas de politique, il ne fera qu’annoncer l’Évangile. Une conception étrange de l‘Évangile, qui est tout sauf apolitique.15 Ne vient-il pas bouleverser le quotidien dans lequel il fait irruption ? Les évangiles sont traversés de part en part par une tension entre la justice et le Royaume de Dieu et le politique. Prétendre que Franklin Graham annoncera uniquement l’Évangile, n’est-ce pas en minimiser la portée sociopolitique et le renvoyer à l’au-delà et oublier son exigence de justice et de consolation des opprimés maintenant ?
Le Synode a ajouté que l’important c’est le message, pas le messager. Jusqu’où le Synode poussera-t-il une telle philosophie du ministère chrétien ? Où compte-t-il placer la limite de l’inacceptable ? On entrevoit bien d’ailleurs dans cette réponse le malaise de certains membres du Synode. On sait que certaines personnes auraient préféré ne pas inviter Franklin Graham. Toutefois, si le message l’emporte sur le messager, n’aurait-il pas été moins couteux et plus pertinent d’inviter un orateur local pour annoncer le même message ?
Alors que l’on dénonce régulièrement l’hypocrisie d’orateurs et de prédicateurs catholiques et protestants et que l’on souligne sans cesse l’importance de l’authenticité de celui ou celle qui prêche, la position du Synode ressemble fâcheusement à une tentative de dédouanement.16 Le Nouveau Testament, en général ignoré des partisans des nationalismes chrétiens, insiste sur le concept d’imitation. « Soyez mes imitateurs comme je le suis moi-même de Christ » disait l’apôtre Paul. Ne reconnait-on pas l‘arbre à ses fruits ?17 Ce 27 septembre, le Synode Protestant Évangélique nous convie à écouter un orateur … qu’il ne recommande pas forcément d’imiter !
Mais, ne soyons pas dupes, c’est bien évidemment sur le nom « Graham » que repose la promotion de l’évènement. C’est évident sur le site du communiqué de presse du Festival où l’on mise sur le lien avec Eurofest ’75 et le nom Graham. L’on sait aussi qu’au sein de l’évangélisme belge nombreux sont ceux qui adhèrent aux positions de Franklin Graham.
« Si c’était à refaire, j’éviterais également tout semblant d’implication dans la politique partisane … S’engager dans des questions purement politiques ou dans la politique partisane dilue inévitablement l’influence d’un évangéliste et porte préjudice à son message. C’est une leçon que j’aurais aimé apprendre plus tôt » déclarait Billy Graham dans son autobiographie.18
Une leçon que Franklin Graham et le Synode Évangélique belge ont décidé de ne pas retenir.
Bibliographie
Je ne reprends pas ici les liens hypertextes qui figurent dans le corps de l’article.
- Balbier, Uta. 2014. «‘Selling Soap and Salvation’: Billy Graham’s Consumer Rhetoric in Germany and the United States in the 1950s». Amerikastudien / American Studies 59 (2): 137–52.
- Cassidy, Michael. « Limitations of Mass Evangelism and its Potentialities », International review of Mission, Vol LXV, April 1976.
- Detzler, Wayne and Bill Thomas, «Eurofest ’75: The Bible in Brussels». Christianity Today, August 29, 1975, 46–47.
- Fath, Sébastien. 2002. «Deux siècles d’histoire des Églises Evangéliques en France (1800-2002).» Hokhma 81: 1–51.
- Fath, Sébastien. 2004. Dieu bénisse l’Amérique : La religion de la Maison Blanche. Paris: Seuil.
- Fath, Sébastien. 2005. Du ghetto au réseau: Le protestantisme évangélique en France 1800-2005. Genève: Labor et Fides.
- Gagné, André. 2020. Ces évangéliques derrière Trump: Hégémonie, démonologie et fin du monde. Genève: Labor et Fides.
- Graham, Billy. 1997. Just as I Am : the Autobiography of Billy Graham. San Francisco, CA : Harper Collins.
- Ochsenmeier, Erwin. 2003. «Parler d‘Évangile en Europe : Entre discours et réalité.» Hokhma 84: 2–23.
- Thomas, William. 1977. An Assessment of Mass Meetings as a Method of Evangelism: Case Study of Eurofest ‘75 and the Billy Graham Crusade in Brussels. Amsterdam: Rodopi.
- Turner, John G. 2008. Bill Bright and Campus Crusade for Christ: The Renewal of Evangelicalism in Postwar America. Chapel Hill, NC: The University of North Carolina Press.
- Wagner, C. Peter. 2010. Wrestling with Alligators, Prophets, and Theologians: Lessons from a Lifetime in the Church : a Memoir. Ventura, Calif.: Regal.
- Sur la difficulté de définir les évangéliques et leur nombre, voir évangéliques.info ↩︎
- Wayne-Thomas, 46. ↩︎
- Thomas 1977, 250. D’autres rassemblements d’évangélisation avaient été organisés auparavant. Malgré tous ces efforts «La vie d’une localité ou du pays n’en a subi aucun choc» constatait Marichal (p. 249). ↩︎
- Wagner2010, 106, voir aussi Turner 2008, 170, 222–223. « Billy Graham has often said that only about 5% of those who come forward really understand their commitment and go on to become true disciples. » (Thomas 1977, 264). Voir aussi Cassidy 1976. Si les évangéliques misent souvent sur les grands rassemblements pour croitre, on en tire rarement les leçons. Voir récemment «We evangelise a lot, but we never analyse why it doesn’t work» à propos de l’Espagne ↩︎
- Fath 2005, 140, voir Balbier2014 pour les campagnes en Allemagne dans les années 50, ou Fath 2014 pour la « croisade » de Franklin Graham au Soudan du Sud en 2012. ↩︎
- Fath 2014, 40. ↩︎
- Selon Thomas 1977, 262, «However, Graham, in particular, could have made much more of an impact had his sermons reflected more knowledge of the Belgian scene.» ↩︎
- Le rapport sur le manque de succès de l’évangélisation en Espagne fait également mention de l’inadéquation entre les efforts d’évangélisation et la culture espagnole. ↩︎
- J’ai déjà évoqué ce problème dans le passé dans Ochsenmeier 2003, 20, voir aussi Fath 2002, 19–20; 41–44, Gagné 2020 et les documentaires d’Arte. ↩︎
- Voir «Billy Graham Built a Movement. Now His Son Is Dismantling It.» ou «Franklin Graham: the apple that fell far from the tree.» ↩︎
- On en trouvera facilement d’autres en ligne. Voir, parmi de nombreux cas, aux États-Unis et aux Pays-Bas. Voir également une ligne du temps des controverses. ↩︎
- Voir la réaction sur Patheos. ↩︎
- Voir déjà Fath 2004. ↩︎
- Voir la réaction de Roger Olson. ↩︎
- «You might hear churches or pastors say, “We’re apolitical. We don’t do politics. We just preach the gospel”», attitude dénoncée plus longuement dans «The Impossibility of the Apolitical Church». ↩︎
- Voir par exemple «Preaching in an Age of Authenticity» (pdf), Achim Härtner, Oxford Institute of Methodist Theological Studies, 2024. ↩︎
- 1 Corinthiens 11.1. Également 4.16; Ephésiens 5.1 ; 2 Thessaloniciens. 3.7–9 ; Hébreux 13.7 ; 3 Jean 11. ↩︎
- Graham 1997, 853, ma traduction. En français, Tel que je suis, Calvin éditions, 2024. ↩︎